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Sans Tristan, quel visage donner à Iseut ? Sans Abélard, qui se soucierait d'Héloïse ? Des femmes du haut Moyen Âge, la mémoire des hommes n'encense guère les figures. Elle préfère les hommes. Au temps de l'amour qu'on dit courtois, les paires d'amoureux ne sont-elles pas toujours des fruits de l'imaginaire masculin, qui flatte, incorrigible, le mâle plus que la femme dans le couple et considère l'amante à peine mieux que la dame esseulée ? Pierre Abélard a sans nul doute fait une place à son Héloïse parmi les dames du XIIe siècle, mais il l'a couverte de son ombre. Il l'a obnubilée et, avec elle, tous ses lecteurs.
Or qui est Héloïse ? Le défi lancé à l'historien a rarement été relevé, sinon pour conforter la figure de la femme dessinée par Abélard son mari. L'enquête biographique doit briser le sceau apposé sur des sources particulièrement obscures, abroger les fabrications des découvreurs d'Héloïse aux XVIIe et XVIIIe siècles, révoquer les fantasmes du romantisme et du vaudeville, avant de restaurer, pas à pas, l'image d'une femme qui compta parmi les rares créatrices de son temps.
Il faut pour cela imposer le silence au mari, saisir dans les mots de la femme sur soi la revanche de l'anéantissement consenti. Alors Héloïse se débarrasse de Pierre et prête sa voix aux femmes du XIIe siècle. Telle est la leçon exigeante de la biographie, qu'on ne saurait tenir pour un genre mineur : en dépoussiérant les idées convenues, en renonçant aux interprétations littérales, en reconstituant une histoire totale dans le miroir d'une histoire particulière, Guy Lobrichon, historien médiéviste de l'Université d'Avignon, relit l'aventure d'une génération qui a transformé l'image du monde.