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Jacques Derrida a consacré, on le sait, une grande partie de sa vie à l'enseignement : à la Sorbonne d'abord, puis durant une vingtaine d'années à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm et enfin, de 1984 à sa mort, à l'École des hautes études en sciences sociales, ainsi que dans plusieurs universités dans le monde entier (aux États-Unis régulièrement). À partir de 1991, à l'Ehess, sous le titre général « Questions de responsabilité », il a abordé successivement les questions du secret, du témoignage, de l'hostilité et l'hospitalité, du parjure et du pardon, de la peine de mort. Enfin, de 2001 à 2003, il a donné ce qui devait être, non la conclusion, mais l'ultime étape de ce séminaire, sous le titre « La bête et le souverain ».
En 2001-2002, Jacques Derrida poursuivait ses recherches des années passées autour de la souveraineté de l'État-nation et de son fondement onto-théologico-polirique, vaste réflexion portant désormais sur les grandes questions de la vie animale - celle de l'homme « animal politique », disait Aristote, et celle des « bêtes » - et du traitement, de l'assujettissement de la « bête » par l'« homme ».
Ce travail se trouve infléchi l'année suivante dans une patiente lecture de deux textes qu'il qualifie lui-même d'« aussi hétérogènes que possible » : l'oeuvre de fiction de Daniel Defoe, Robinson Crusoé, d'une part, et le séminaire professé par Martin Heidegger en 1929-1930 (Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude), d'autre part. Jacques Derrida décrivait en ces termes, dans l'Annuaire de l'Ehess 2002-2003, les principales lignes de force de la réflexion ainsi engagée :
Tantôt croisées, tantôt parallèles, ces lectures visaient un foyer commun : l'histoire (notamment l'histoire politique du concept de souveraineté y compris, inséparablement, celle de l'homme sur l'animal) dans l'Angleterre pré-coloniale de Defoe (avec son arrière-fond religieux étudié dans Robinson Crusoé) et à travers les nombreuses, diverses et passionnantes lectures de Robinson Crusoé au cours des siècles (Rousseau surtout, Kant, Marx et de nombreux économistes politiques du XIXe siècle, mais aussi Joyce, V. Woolf, Lacan, Deleuze, etc.) et dans l'Allemagne moderne de Heidegger (le début des années 1930).
Ces deux livres sont aussi des livres sur la solitude, sur le prétendu « état de nature », sur l'histoire du concept de Nature (surtout chez Heidegger) dont nous avons commencé à suivre le lexique si essentiel (souvent associé à celui de phusis), si peu remarqué et si peu traduisible de Walten (Gewalt, Umgewalt, Übergewaltigkeit, etc.) qui inondera les textes de Heidegger à partir de 1935, et désigne une force ou une violence archi-originaires, de « souveraineté » - comme on traduit parfois - au-delà de l'onto-tnéologie, c'est-à-dire du philosophico-politique comme tel.